6.

— C’était vraiment digne d’une gamine, comme mensonge, tu veux dire… grommela Shushô, l’air abattu.

Assise dans la salle à manger de l’auberge, la jeune fille se réchauffait, serrant dans ses mains un gobelet empli de thé fumant. Grâce à Rikô, elle avait pu entrer sans encombre dans l’établissement.

— Mais non, mais non, c’était très bien trouvé, je te jure, dit Rikô en riant.

Il lui faisait face, sirotant une coupe de saké chaud.

— Perds pas ton temps à essayer de me consoler. C’est juste que je m’en veux d’avoir été aussi naïve. Je pensais vraiment avoir été convaincante avec mon histoire.

— Mais écoute, tu as un môkyoku avec toi, tu…

— Oui, je sais. Mais sans Hakuto, je ne pourrais jamais aller jusqu’à Ken. Et si j’avais gardé sur moi des vêtements compatibles avec le fait de voyager avec un môkyoku, je me serais fait dévaliser en un rien de temps.

Rikô reposa sa coupe.

— Tu tiens absolument à aller à Ken ?

— Oui.

— Où est-ce que tu habites ?

— À Renshô. Je ne pouvais pas faire le chemin à pied, tu imagines ! En plus, je suis pressée.

— Mais tu as des parents, tout de même. Ils t’ont autorisée à faire ce voyage ?

— Non, bien sûr. Je ne leur ai rien dit, tu penses bien. Aucun parent ne permettrait à son enfant d’aller à Ken. Euh… Non, non, c’est pas vrai. Oublie ce que je viens de dire.

Rikô pouffa de rire.

— Ça va, j’ai compris. Ne t’inquiète pas, je ne te dénoncerai pas aux autorités de Renshô. Si tu avais perdu ton chemin, ce serait différent. J’aurais été obligé de te ramener.

Shushô poussa un gros soupir de soulagement.

— Il faut quand même que je fasse attention. J’ai tendance à trop parler. On ne sait jamais. Mais comme tu as l’air gentil et que tu inspires confiance, je peux pas m’en empêcher.

— Merci, je prends ça comme un compliment. Et donc, tu n’as rien dit à tes parents ?

— Non. Je suis comme qui dirait une fugueuse.

— Oh, mais c’est grave, ça. Et qu’est-ce que tu vas faire à Ken ?

— C’est là que se trouve la porte Reiken. En fait, j’ai l’intention d’aller au mont Hô. Évidemment, je ne connais personne là-bas.

Le sourire de Rikô disparut subitement.

— Tu veux dire que tu comptes faire l’Ascension ?

— Et alors, pourquoi pas ? Ce n’est pas interdit, que je sache, non ?

Une ombre passa sur le visage de Rikô. Il regarda Shushô dans les yeux avec un air sérieux auquel il ne l’avait pas habituée. Elle baissa la tête.

— Non, effectivement. Ce n’est pas interdit, dit doucement Rikô. Tu as le droit de faire l’Ascension, c’est vrai… Tu n’es pas encore arrivée, cela dit. Moi, je viens du sud. Là-bas, les services de sécurité sont encore plus vigilants qu’ici. Ça deviendra difficile de trouver une auberge.

— Ah bon…

J’ai peut-être été un peu trop optimiste, pensa Shushô en se mordant les lèvres. Avec un môkyoku, je pensais me débrouiller sans problème.

— Bon… en tout cas, il te faut absolument une lettre d’attestation. Par exemple : « Je soussigné, untel, ai confié un môkyoku à la jeune fille porteuse de ce billet. Veuillez, je vous prie, lui accorder votre bienveillance lors de son voyage. » Un truc dans ce genre. Avec un tampon officiel dessus, ça devrait faire l’affaire. Sinon, tu auras beau devenir la reine des menteuses, il paraîtra toujours suspect que tu voyages seule avec une telle monture.

Shushô releva la tête et plongea ses grands yeux dans ceux de Rikô.

— Tu veux bien m’aider ?

— Mademoiselle, savez-vous au moins ce que signifie « aller au mont Hô » ?

— Si tu essaies de me faire comprendre que c’est dangereux, je le sais.

— Dans ce cas… dit Rikô en reprenant son sourire. Si tu le sais, tout va bien !

 

Le lendemain matin, Rikô se trouvait dans les locaux de l’administration locale pour obtenir une attestation signée d’un magistrat. Les enfants n’étant pas autorisés à y pénétrer, Shushô attendait dehors, en compagnie de Hakuto et du sûgu dont Rikô lui avait confié la garde.

— Ça te va comme ça ? lui demanda Rikô à sa sortie en tendant la feuille.

Le texte était identique à celui qu’ils avaient élaboré la veille à l’auberge, et en bas figuraient maintenant la signature et le sceau d’un fonctionnaire de l’ordre public.

— Merci, dit-elle d’une petite voix.

— Ça ne te plaît pas ?

— Si, mais…

Tout paraissait conforme à ses attentes pourtant. Le nom du propriétaire de la monture était bien celui de son père, et celui de la personne chargée de l’acheminer, celui de Shushô. Rikô aurait pu, à la dernière minute, faire figurer son nom en lieu et place de celui de son père pour la déposséder de Hakuto, mais il n’en avait rien fait. Manifestement, il n’avait pas l’intention de la tromper. Qui plus est, comme il avait été convenu, le nom choisi pour désigner son père n’était pas Sô Jôshô, le nom qu’il avait pris à ses vingt ans, comme la loi l’y autorisait. C’était son nom de naissance, que seuls très peu de gens connaissaient. En faisant ce choix, ils évitaient le risque qu’on identifie le propriétaire de Hakuto comme étant Bankô de Renshô.

Mais Rikô n’est qu’un voyageur de passage. Comment a-t-il fait pour obtenir aussi facilement ce sceau et cette signature ?

— Rikô… Tu viens d’où ?

— De loin.

— De loin ?

— Oui. Je viens de Sô. Tu connais ?

Le royaume de Sô était célèbre pour sa richesse et la longévité du règne de son roi.

Les fonctionnaires de l’ordre public étaient parfois désignés sous le nom de « magistrats d’automne ». Ils avaient non seulement autorité pour juger et condamner les criminels, mais aussi pour légaliser un contrat ou certifier un document. Shushô avait appris tout ça à l’école. Aussi, lorsqu’un magistrat d’automne apposait son sceau et sa signature au bas d’une lettre, il garantissait la véracité de son contenu. Autrement dit, il ne faisait pas ça à la légère : il devait sans doute l’examiner avec soin avant de l’authentifier.

Pour obtenir cette attestation, Rikô a bien dû montrer une pièce d’identité. Probablement son passeport, puisqu’il est en voyage.

Mais l’attestation n’était pas faite à son nom. Comment avait-il pu le justifier auprès du magistrat ?

— Qu’est-ce que tu as ? demanda Rikô.

— Rien… Je me demande juste pourquoi le fonctionnaire a bien voulu apposer son sceau et sa signature sur cette lettre.

— Ah… ? Ça ? dit Rikô en riant. Tout simplement parce que je mens mieux que toi.

— Tu veux dire que tu m’as trompée ?

— Mais non, voyons, quelle idée ! répondit-il en saisissant les rênes de son sûgu.

Et il partit d’un grand rire plein de bonne humeur.

— Tu sais, dans ce genre d’affaires, il faut savoir utiliser certaines ficelles.

Shushô porta la main à sa poche.

— Combien ?

— Combien de quoi ? demanda-t-il en battant des cils.

— Tu as payé pour moi, non ? Alors combien tu as dû verser au fonctionnaire, que je te rembourse ?

— Mais où as-tu appris ça, toi ?

— Tous les marchands connaissent ce genre de combines, fit Shushô, avec une moue amère.

— Mais non, je n’ai rien payé, dit-il entre deux éclats de rire.

— Ah bon ?

Il s’accroupit face à elle.

— Écoute. C’est bientôt l’heure d’ouverture des boutiques, n’est-ce pas ?

— Oui, et alors ?

— Eh bien, c’est le moment où les marchandes ont l’habitude de se précipiter au bureau administratif, avec des papiers plein les mains, pour effectuer certaines démarches. Du coup, les fonctionnaires d’automne savent que dès cet instant, ils n’auront plus le temps de faire quoi que ce soit, et ils se dépêchent d’expédier toutes les affaires en cours avant leur arrivée. Ils sont débordés.

— Et donc ?

— Et donc, un type débarque, qui vient leur raconter l’histoire d’une pauvre petite fille dont le père, quelques jours auparavant, a perdu la vie…

— Une pauvre petite fille ? Tu parles de moi, là ?

— Oui. Donc ce père, employé par son frère, était en train d’emmener tranquillement une monture à la ville, accompagné de sa fille, quand des bandits de grand chemin leur tombent dessus ! Le père, n’écoutant que son courage, s’interpose pour protéger sa fille bien-aimée. Il lutte, ferraille, se défend comme un beau diable, mais en définitive, il se fait tuer dans la bataille. Quelle tristesse ! Quel malheur ! Heureusement, la jeune fille se ressaisit : pas le temps de verser des larmes. Elle est brave. Elle tient ça de son père, probablement. Après avoir échappé à ses assaillants, elle décide, pour honorer sa mémoire, de poursuivre et d’achever la mission qu’il avait entreprise : il devait livrer cette monture, elle la mènera à bon port ! Et elle reprend la route. Les conditions de voyage sont épouvantables : le froid, le vent d’hiver qui souffle par bourrasques gèlent les larmes qu’elle verse au souvenir de son cher papa… Le soir tombe. Au loin apparaissent enfin les lumières d’une ville. Elle s’y précipite, impatiente de goûter au réconfort d’une bonne soupe chaude et d’un lit douillet que lui offrira une auberge. Elle s’approche, se présente, et là, malheur, on lui ferme la porte au nez ! Pourquoi, monsieur le fonctionnaire, oui, pourquoi ? Eh bien, tout simplement parce qu’une jeune fille voyageant seule avec ce genre de monture est suspecte aux yeux de l’autorité ! Vraiment, quelle époque…

Il fit une pause pour reprendre son souffle.

— Et alors, et alors ? dit Shushô en tirant sur sa manche.

— Quelle fille, tout de même ! Et ce courage ! Admirable ! reprit-il sur le même ton. Vous ne croyez pas ? Quand on pense à tout ce que nous voyons de nos jours… Un homme qui emploie son propre frère, par exemple. Mais c’est honteux ! De fait, cet homme est un être méprisable à bien des égards, mais c’est une autre histoire, passons. Et donc cette jeune fille…

— Dis-moi, tu lui as vraiment raconté tout ça ?

— Attends. Le fonctionnaire s’impatiente, il s’agite sur sa chaise. Bientôt, les marchandes vont arriver. Et celui-là qui n’arrête pas, avec l’histoire de cette pauvre fille ! Que faire ? Mon Dieu, que faire ? Allez, un coup de tampon, une signature, et du balai. Et voilà comment on obtient une belle attestation en bonne et due forme !

— Quel homme !

Rikô, hilare, était ravi du tour qu’il venait de jouer.

— Comme quoi, dans certains cas, ça peut être utile d’en rajouter pour bien mentir. Tu as compris ?

— Parfaitement. Merci pour la leçon. Mais je peux te poser une question ? Pourquoi tu fais tout ça ?

— Tout ça quoi ?

— Toutes ces choses que tu fais pour moi.

Rikô se releva et attrapa les rênes de son sûgu.

— J’ai mes raisons. Mais ne me les demande pas. Je ne t’ai pas demandé pourquoi tu voulais faire l’Ascension, alors… À chacun ses secrets.

— Ce n’est pas un secret, je peux te le dire : c’est tout simplement parce que personne d’autre que moi ne mérite de monter sur le trône.

— Vraiment ? Si tu le dis… Bon, mais en tout cas, fais attention à toi. Et bonne route !

— Merci. Avec cette attestation, ça devrait aller.

— Jusqu’à Ken, oui. Mais c’est après que les difficultés vont commencer.

— Compris. Merci encore.

Il lui adressa un dernier sourire et, d’un petit coup sec sur ses rênes, lança son sûgu. Pendant un long moment, Shushô le regarda s’éloigner.

Les ailes du destin
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